Le Brésil et le Japon sont, depuis le XIX°siècle, très liés d'un point de vue diplomatique, culturel et commercial. Le temps n'est pas venu à bout de cette relation, et moult métissages sont issus de ces échanges.
Parmi eux, deux jeunes gens se marièrent sous l'égide de l'Incontestable. Takeshi Inoue, pilote de ligne chez JAL. Helena Coehlo, hôtesse de l'air de la compagnie TAM. Cette dernière, grande amoureuse du Japon, avait obtenu sa naturalisation et sa puce après quelques voyages entre les deux pays. Le jour de leur mariage programmé, les deux jeunes gens se reconnurent instantanément, pour s'être croisés à plusieurs reprises dans divers aéroports nippons ou brésiliens. Leur entente devint parfaite, et loin d'être déçus du choix de l'Incontestable, ils s'avouaient entièrement satisfaits.
Grâce à ses états de service, Takeshi parvint à obtenir un poste pour Helena à la Japan Air Lines. Mieux encore, ils effectuèrent ensemble tous les trajets, inséparables. Ou presque, puisque bientôt Helena fut obligée de s'arrêter pour prendre soin de son ventre rebondi par sa grossesse. Le couple vécut un moment difficile, mais la présence du bébé permit à la mère de mieux supporter l'absence de son époux. Tous deux prirent le parti de nommer l'enfant de manière à représenter leurs origines. Le nom de famille resta celui du père, Inoue. Le prénom, inspiré par la religion catholique dont la mère était pratiquante, n'est autre que celui du saint patron des voyageurs. Christopher, "
celui qui porte le Christ".
L'enfant avait beau être chéri de ses deux parents, il ne put vaincre leur obsession du voyage et de leur métier. Dès lors que Chris fut assez grand, et que sa mère put reprendre le travail, il passa beaucoup plus de temps auprès de son grand-père paternel, dans la banlieue de Kyoto. Il y apprit énormément de choses, notamment à devenir autonome. Vu l'âge de son aîné, certains gestes du quotidien lui revinrent, ce qui ne lui déplut pas.
L'osmose entre junior et sénior amena Chris vers sa passion future. Papy Ozaru était, dans sa jeunesse, mécanicien chez H.. Il entourait les compétiteurs de sport mécanique et entretenait les véhicules à chaque instant. Sa maison, typiquement japonaise, était sobre. Sauf son garage accueillant de nombreux modèles anciens qu'il conservait pour garder la main ; des photographies clouées au mur représentant les différentes victoires de son écurie et du matériel à en perdre la tête.
Quand Christopher revenait de l'école, il abandonnait son sac dans sa chambre et courait jusqu'au garage. D'abord, Ozaru lui enseigna des rudiments de mécanique. Mais il comprit que cette partie n’intéressait pas son petit-fils. Alors, en le surveillant de près pour éviter tout accident, il autorisa Chris à monter derrière lui sur une moto pour une promenade. De fil en aiguille, le petit prit ensuite le guidon, papy à l'arrière. Enfin, il conduisit seul.
De temps en temps, entre deux vols, la famille se réunissait dans le pied-à-terre d'Helena, à Osaka, à quelques kilomètres de l'aéroport. Ces moments de bonheur, jamais entachés de disputes, marquèrent profondément le garçon sur sa vision du couple et de la famille. Il espérait pouvoir aussi bien tomber en mariage que ses parents. Imitant la déférence de son père envers son épouse et toute autre femme en général, Christopher vit naître en lui ce côté gentleman, chevalier servant de la gente féminine. Les contes que lui narrait son grand-père accentuèrent cette caractéristique, puisque Papy Ozaru était l'instigateur de ce comportement dans la famille. Christopher reproduirait ce schéma, il serait garant de l'honneur des Inoue.
Les saisons passèrent, le garçon grandissait. Sans être excellent à l'école, il s'en sortait fort bien. Il comptait nombre d'amis autour de lui, que ce soit en classe ou dans les clubs de sport de l'école. Entretenir sa forme physique était important pour deux raisons. Réaliser son rêve ; un coureur moto doit être robuste. Compenser ses écarts alimentaires ; un gros gourmand que ce gamin-là ! Chaque année, il s'investissait dans un sport différent, pour tout tester.
Bon élève, lecteur, Chris était loin d'être idiot. Ses parents voulurent qu'il suive leur trace dans l'aviation. Bien qu'il en fusse capable, il exposa son plan pour l'avenir. Au départ, ils tiquèrent, avant de se rétracter et de promettre leur indéfectible soutien. Après tout, ils n'avaient pas été souvent présents dans l'enfance, ils ne se permettraient pas d’interférer à l'approche de l'âge adulte.
Ozaru Ojiisan', encore fringuant malgré la vieillesse, l'accompagna dans sa démarche. Il amenait son petit fils voir des entraînements, des compétitions. Grâce à sa carrière dans l'écurie H., le papy possédait de nombreux contacts lui ouvrant les portes des circuits, des garages. Chris n'aurait pu rêver meilleur mentor et fut progressivement introduit dans le milieu. Au départ, il venait en simple observateur. Puis, en présence de son aïeul, il touchait les machines, les enfourchait à l'arrêt, faisait ronfler les moteurs. La lumière qui brillait dans ses yeux alerta les professionnels.
Quand l'enfant fut assez âgé, ils l'autorisèrent à faire un essai. Or, Christopher s'était déjà bien entraîné avec l'aide d'Ozaru. Bien que maladroit sur certains virages, il tira son épingle du jeu et parvint à convaincre. Bien sûr, il ne courut pas dans l'immédiat ; bien que pressenti prodige, Chris devait faire ses armes et ne pas commencer trop tôt. De sorte qu'il obtint une place en écurie, d'abord en tant que mécanicien, puis adjoint du directeur sportif. Il y apprit plus amplement les techniques, les stratégies. Il les assimila, se les appropria avant de créer les siennes selon ses estimations.
A ses 22 ans, le directeur sportif lui demanda de proposer une tactique pour leur poulain et sa future course. Le jeune homme travailla d'arrache-pied, pondit une tactique savamment réfléchie. Le coureur ne remporta pas la course, mais l'expertise de Chris fut reconnue et appréciée.
L'année d'après, il représentait la marque dans des compétitions locales. Il ne remporta pas la première, mais gagna les autres progressivement. D'abord sur le fil, puis progressivement avec de la marge. Les challenges se multiplièrent, les places se rapprochèrent du podium, le national s'ouvrirait bientôt à lui...
La douche coulait, chaude, sur les épaules courbées de Christopher. Ses poings fermés se pressaient contre le carrelage humide. De la vapeur s'échappait vers le plafond. Malgré cette atmosphère d'étuve, le jeune homme tremblait de froid.
Elle l'avait quitté. Sa belle, sa muse, sa femme idéale. Partie,
Hana, comme cette brume d'eau aussi invisible qu’insaisissable. Pourquoi ? Pourquoi ses histoires d'amour ne marchaient-elles jamais ? Pourquoi le quittait-on toujours alors que lui s'accrochait jusqu'à l'aveuglement ? Les femmes réclament à corps et à cri des gentlemen, mais quand elles en alpaguent un, elles le rejettent au final...
Souvent femmes varient, bien fol qui s'y fie. La première s'appelait Sakura. Une belle plante, une parvenue, aimant s'afficher avec de beaux mecs possédant un gros moteur. Elle demeura avec lui un certain temps. Le jeune homme n'avait rien réalisé. Elle jouait bien son jeu d'attachante écervelée alors qu'elle n'était qu'une stupide croqueuse de diamant. Cependant, apprendre cet aspect en la voyant au bras d'un autre possédant une Acura NSX-2100, alors qu'ils étaient encore ensemble, cela faisait mal.
La seconde se nommait Tsubaki. Tous deux s'entendaient énormément. Malheureusement, elle était une phobique de l'engagement, préférant les amitiés plus si affinités. Son argument se nommait l'Incontestable. Cet ordinateur et sa gestion, tenue par des humains aux idées novatrices mais tordues, obligeaient les femmes et les hommes à épouser un inconnu. Il n'était pas rare que les jeunes gens expérimentassent au maximum avant de devoir se coltiner un unique partenaire. Cette raison étant recevable, Chris la respectait. Ils durent cependant se quitter.
Ces deux échecs de sa vie sentimentale, coup sur coup, l'interrogèrent en profondeur. Avant de réfléchir au pourquoi chez autrui, il se remit sérieusement en question, provoquant alors en lui une peur de la séparation. Certes, avec le recul, il sut qu'il n'était pas véritablement fautif. A l'approche des femmes, il se montrait méfiant ; et il fuyait celles qui portaient des noms de fleur. Elles portaient malchance. Il se mit en tête ce jour-là d'attendre la décision administrative et de ne plus se lier d'ici là.
La troisième perpétua la malédiction. Pire, elle n'était autre qu'Hana. La "Fleur" en japonais. Il aurait dû s'en alerter, demeurer à distance et ne pas la revoir. Hélas, le cœur a ses raisons et emporta à nouveau Chris dans la tourmente, plus violente encore que les premières fois. Car coup de foudre oblige, il était tombé follement amoureux.
Leur rencontre fut mémorable, dans son incongruité. Il fêtait dans un bar son premier titre de champion national. Une fois le pot célébré, le jeune homme rejoignit son véhicule, et y découvrit un élément nouveau. Une jeune femme, à la peau caramel et au sourire béat, tournait les poignées du guidon dans le vide en imitant le ronflement du moteur. Ses joues rosées auguraient un début d'ivresse. Les deux jeunes gens échangèrent quelques mots. Chris ne cessait de sourire tellement cette fille, dans sa gaieté, s'embrouillait tout en restant charmante. Il refusait de l'abandonner sur le trottoir, seule sans ses copines, incapable de rentrer chez elle. Elle voulait tester la moto, ce serait chose faite. Il la conduisit au seuil de son habitation, et repartit après avoir patienté de longues minutes qu'elle parvint à glisser la bonne clé dans la serrure...
Cela aurait dû en rester là.
Quelques temps plus tard, le voisin de palier de Chris, un étudiant en médecine
se cachant derrière son métier pour exercer sa perversité respectable, lui demanda un petit service. Le métis accompagna alors Fumihiko, avec ses grosses lunettes de
voyeur d'astigmate hypermétrope jusqu'au garagiste chargé de réparer sa voiture. A peine arrivés au garage, Fumihiko oublia son objectif pour tailler une bavette* avec une charmante demoiselle à la peau cannelle et aux cheveux noirs bouclés.
* Pour Fumihiko, tailler une bavette retrouve son sens premier à savoir déballer de la salive.Il tenta de prendre sa défense face au garagiste. Ce dernier l'arnaquait sur le montant de son devis. Son argumentation pompeuse eut pour seul avantage de laisser le temps à Chris d'examiner le véhicule, sans se faire voir ni du professionnel, ni du voisin, ni de la damoiselle. Plutôt connaisseur de moto, il savait aussi apprécier les voitures. Battant le garagiste à son propre jeu, et clouant Fumihiko au mur du ridicule, il dénonça l'injustice avec un naturel désarmant. Les trois spectateurs furent hébétés et baissèrent les armes. Hana fut la seule à rester à ses côtés et à l'interroger sur l'origine de ce savoir. Ils avaient eu si peu de temps pour discuter la dernière fois...
Des occasions de papoter, ils en trouvèrent bientôt. Leur vie ne fut plus un secret pour l'un comme pour l'autre. Les retrouvailles se multiplièrent et les sentiments se précisèrent... Une nuit d'amour mémorable. Chris confia alors son coup de foudre... Elle accepta d'être à ses côtés. Il connut un bonheur sans nom. Elle était merveilleuse, intelligente, spirituelle, avec un naturel épicé qui la rendait unique. Elle allait le voir pendant les courses, pour l'encourager. Il l'attendait au sortir du travail. Il s'apprêtait à demander aux responsables de l'Incontestable de les marier sans avoir à subir le tirage au sort. Idée bien naïve, puisque personne n'avait jamais obtenu de dérogation, mais il l'ignorait. De toute façon, il n'en arriva pas là.
L'eau de la douche ne parvenait pas à calmer, purifier, oublier. Elle confondait juste larmes et gouttes dans ses flots.
Pourquoi Hana avait-elle attendu cinq mois, cinq mois aussi courts que longs où il rayonnait de bonheur, pour le poignarder ainsi avec tant de cruauté ? Pourquoi avait-elle accepté de vivre à ses côtés pour le jeter comme un mouchoir usagé ? Disait-elle vrai ? Ses paroles étaient si dures, si douloureuses ! Il ne comprenait pas, ne comprendrait sûrement jamais.
Il tourna la poignée de la robinetterie. L'eau s'évacua par la bonde. Il sortit de la douche d'un pas décidé.
Plus question de chercher qui que ce soit, il jouerait le jeu du hasard et verrait bien qui sera son épouse.
Il se s'attacherait plus jamais ; il vivrait une sorte de collocation avec des actes imposés par l'Incontestable.
La funeste lettre le laisserait de marbre.
Deux ans plus tard... Odaiba ; Tokyo. Un immeuble. Un appartement. Une pièce. Une table. Une enveloppe. Elle reposait sur le bois et attendait son ouverture. Assis face à elle, un jeune homme jouait avec ses pouces, les épaules basses, le menton rentré vers sa poitrine. Un champion qui venait de remporter d'importances courses et un titre national. Un sportif qui prenait d'énormes risques à chaque compétition pour se laisser envahir par l'adrénaline, son merveilleux médicament contre la morosité.
Son équipe l'avait trouvé changé, bien que Chris ne montra pas de signes extérieurs flagrants après sa séparation. Toujours souriant, toujours respectueux d'autrui, toujours poli avec les femmes. Pourtant, il n'acceptait plus d'être abordé par elles très longtemps, s'échappait dès que possible comme s'il redoutait d'être exposé à un mortel poison.
Lors des courses sportives, il adoptait des attitudes plus combatives et plus dangereuses qu'auparavant. La stratégie, pourtant son point fort, devint secondaire au profit de l'audace. Il soustrayait la peur et la prudence à la réflexion. Les heurts étaient, bien entendu, prévisibles.
Mais cette hargne, cet acharnement, porta ses fruits. En tellement peu de temps, il sortit vainqueur. Au moins réussissait-il quelque chose dans sa vie...
Chris s'était promis de ne rien ressentir lors de l'ouverture de cette enveloppe. A vrai dire, si, un petit peu. Il espérait presque tomber sur un homme, histoire de voir si eux se montraient plus dignes que leurs consœurs... Même s'il devrait se faire violence, vu qu'il n'était pas du tout attiré par les hommes. De toute façon, avec une femme, il se forcerait aussi. Il n'était pas suffisamment guéri pour aborder avec bienveillance ce mariage. Pourquoi de toute façon s'interroger longtemps sur son contenu, puisque le nom contenu à l'intérieur lui serait inconnu ?